Diagnostic agraire appliqué à la gestion de l’eau : un outil pour aider à l’élaboration des PTGE.
Résumé
Un diagnostic agraire est une méthode scientifique développée par l’UFR d’Agriculture Comparée d’AgroParisTech. Cette méthode, appliquée à la gestion de l’eau, constitue une base à la réflexion collective autour de l’enjeu « eau » pour bâtir les scénarios prospectifs d’évolution de l’agriculture en fonction de l’accès à l’eau et des enjeux de préservation de la ressource en répondant à deux questions : « de l’eau pour qui ? » et « de l’eau pour quoi faire ? ». Le diagnostic agraire permet d’objectiver le rôle de l’irrigation dans la dynamique de l’agriculture d’un territoire et sa place dans les systèmes de production.
Basé sur un grand nombre d’enquêtes auprès des acteurs du territoire considéré, notamment agriculteurs et représentants des filières agricoles, il nécessite l’implication d’un agent à plein temps pendant 3 à 4 mois pour une personne formée ou 6 mois pour un stagiaire bénéficiant d’un appui méthodologique. Sa réussite nécessite une zone d’étude restreinte, sélectionnée avec soin, représentative des différents enjeux et de toutes les typologies de systèmes de production présents sur le territoire ainsi que l’implication, et la volonté des acteurs du territoire, sans quoi les résultats ne seront pas représentatifs du contexte local.
Contexte
De nombreux bassins versants sont confrontés à des déficit hydrique, de plus en plus fréquents et longs sous l’effet du changement climatique et de la moins bonne répartition des précipitations au cours de l’année. Face à ce déséquilibre entre ressources et usages, des arbitrages doivent être opérés. Des désaccords politiques, parfois majeurs, peuvent apparaitre et mener à des situations de blocage ou de crispation de la part des différents acteurs des territoires. Dans ce contexte, l’agriculture irriguée, très dépendante de la disponibilité en eau, cherche à sécuriser son accès à cette ressource tout en s’inscrivant dans une gestion raisonnée et partagée de celle-ci.
Pour répondre à cet enjeu, la prise en compte des attentes de l’ensemble des usages de l’eau est nécessaire et ne peut se faire sans un cadre facilitant un dialogue ouvert et constructif.
Le concept de projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) a été élaboré dans ce sens. L’Instruction du Gouvernement du 7 mai 2019 relative au projet de territoire pour la gestion de l’eau ainsi que son additif paru en 2023 définissent les contours, moyens et objectifs de ces projets. Le Projet de Territoire pour la Gestion de l’Eau doit favoriser l’émergence, dans chaque territoire, de solutions adaptées aux besoins et aux contextes locaux. L’objectif fixé lors des Assises de l’eau de 2019 était de faire aboutir au moins 50 PTGE avant 2022 et 100 avant 2027.
Basé sur un diagnostic de territoire et un dialogue avec l’ensemble des acteurs d’un périmètre cohérent d’un point de vue hydrologique ou hydrogéologique, un PTGE vise l’atteinte d’un équilibre entre besoins et ressources en eau notamment en favorisant une sobriété des usages de l’eau, ainsi que la préservation de la qualité des eaux et de la fonctionnalité des écosystèmes aquatiques, tout cela en anticipant les conséquences à venir du changement climatique. Dans le cadre de mise en place de cette gestion globale de la ressource en eau, une meilleure compréhension de l’utilisation de l’eau par les agriculteurs, qui sont les premiers usagers de l’eau en période d’étiage, ainsi que du poids de l’irrigation dans l’évolution de l’agriculture et dans la viabilité des systèmes de production actuels de ce territoire, est primordiale.
Plaquette diagnostic agraire (CRAO et CRANA, 2022).
Problématique et objectifs
- La première phase d’élaboration d’un PTGE, doit permettre d’arriver à une bonne compréhension du rôle de l’eau dans la dynamique de l’agriculture du territoire étudié et de sa place au sein des exploitations.
Le diagnostic agraire, méthode scientifique développée par l’UFR d’Agriculture Comparée d’AgroParisTech, semble être un des outils adaptés pour répondre à cet enjeu de compréhension à l’échelle locale. En effet, appliquée à la gestion de l’eau, il permet d’objectiver le rôle de l’irrigation dans la dynamique de l’agriculture d’un territoire et sa place dans les systèmes de production. Il donne ainsi les moyens aux acteurs de bâtir des scénarios prospectifs de gestion de l’eau en questionnant sur :- Le partage des ressources et ses modalités de gestion : « de l’eau pour qui ? »,
- Les usages de l’eau, leur évolution et leur rôle dans la création de valeur ajoutée : « de l’eau pour quoi ? »
Solutions et résultats
- Un diagnostic agraire repose sur un travail de terrain conséquent et est réalisé à l’échelle d’un sous-bassin versant de 500 km² en moyenne. Il s’appuie notamment sur de nombreux entretiens semi-directifs auprès des agriculteurs du territoire (environ 50 agriculteurs retraités et 50 agriculteurs en activité). Il comprend trois étapes indissociables les unes des autres (cochet Devienne, 2006) (figure 1) :
- L’étude des conditions pédoclimatiques et de la géographie de la zone considérée. L’objectif étant de comprendre l’organisation du paysage à différentes échelles et les conditions de milieu dans lesquelles évoluent les agriculteurs (géomorphologie, pédologie, ressources en eau, …). Ce travail est réalisé sur la base de lectures de paysage, d’analyses cartographiques et de recherches bibliographiques.
- L’étude de l’histoire agricole du territoire pour mettre en évidence les facteurs de différenciation des systèmes de production au cours du temps et retracer leurs trajectoires d’évolution. Ce travail est réalisé sur la base d’entretiens avec des agriculteurs à la retraite ou proches de l’être afin qu’ils témoignent des transformations qu’ils ont connues dans un contexte mouvant de politiques agricoles, de prix, d’accès à l’eau, …
- La modélisation technico-économique des systèmes de production actuels pour expliquer leur logique de fonctionnement technique et leurs performances économiques. Il s’agit notamment, sur la base d’entretiens avec des agriculteurs en activité, d’expliquer les stratégies des différents systèmes d’exploitation, en tenant compte de l’accès à l’eau, du rôle de l’irrigation et de la place des cultures irriguées / en sec.
Figure 1 : Articulation du projet TASCII avec le projet de recherche BAG’AGES et le réseau des fermes pilotes des Chambres Régionales d’Agriculture (CACG et al., 2022).
- Ces trois étapes mises bout à bout permettent d’objectiver la situation agricole actuelle et ainsi de comprendre pourquoi les agriculteurs font ce qu’ils font. Le diagnostic agraire est présenté aux agriculteurs pour validation. Il permet alors d’entrevoir à quelles conditions ils pourraient modifier leurs pratiques et quelles sont les difficultés de mise en œuvre de ces changements de pratique. L’adaptation au changement climatique et à la pénurie d’eau est introduite ici dans l’analyse. Le diagnostic conduit à identifier des systèmes innovants. Le diagnostic agraire constitue ainsi une base à la réflexion collective autour de l’enjeu « eau » pour bâtir des scénarios prospectifs d’évolution de l’agriculture du territoire en fonction de l’accès à l’eau (disponibilité de la ressource et partage de celle-ci) et des enjeux de préservation de la ressource, en permettant notamment de répondre aux questions suivantes :
- Quelles sont les exploitations qui irriguent ?
- Comment est répartie la ressource en eau disponible sur le territoire ?
- Quelle part de valeur ajoutée créée sur les exploitations dépend de l’irrigation ?
- Quelles sont les perspectives d’évolution des exploitations du territoire et dans quelles mesures l’accès à l’eau influence-t-il ces évolutions ?
Des vidéos de restitutions de diagnostics agraires réalisés sur le bassin Adour-Garonne en 2021, sont disponibles sur le site de la Chambre régionale d’agriculture d’Occitanie.
- Vous retrouverez l’exemple :
A travers le monde, les surfaces cultivées en ACS progressent chaque année. En France, elle concerne environ 2% des exploitations agricoles (APAD, 2023).
Limites et conditions de réussite
Le diagnostic agraire présente l’avantage d’être une méthode scientifique éprouvée, notamment dans la cadre de l’élaboration de projets de territoire (PTGE, …). Grâce à son étude très fine de l’entièreté des systèmes de production (irrigués et non irrigués) d’un territoire restreint au croisement des différents espaces et enjeux, il permet de mieux comprendre et expliquer la situation actuelle de l’agriculture, de faciliter les perspectives mais aussi de détecter des pratiques innovantes, peu répandues mais intéressantes de point de vue agroécologique. De plus, en décrivant le contexte agricole local et la place de l’irrigation dans les exploitations, il permet aux structures porteuses des projets de territoire de sélectionner des leviers d’action adaptés à leurs enjeux.
- Toutefois, son objectif d’étudier finement ce qui se passe sur un territoire de petite taille et par l’intermédiaire d’enquêtes implique plusieurs conditions de réussite :
- Une zone d’étude bien choisie, représentative des différents enjeux du territoire (conditions de milieu dans lesquels évoluent les agriculteurs et différentes typologies d’orientation des exploitations agricoles). L’expertise du porteur du PTGE et des acteurs de territoire peuvent aider dans ce choix et dans le cas où le territoire du PTGE est étendu et contrasté, il peut être envisagé de réaliser deux diagnostics ;
- Une vision générale des principales filières présentes sur le territoire. Des acteurs de territoire, notamment les agriculteurs et les filières agricoles locales, intéressés et de bonne volonté. La démarche doit être partagée et validée par tout le monde pour que les données soient accessibles, les plus transparentes possibles et ainsi que les résultats du diagnostic reflètent au mieux la réalité locale.
- Une vision générale des principales filières présentes grâce aux échanges avec les acteurs des filières qui sont déterminants pour orienter l’agriculture d’un territoire ;
- Une personne à temps plein ou presque pour réaliser ce diagnostic. Un diagnostic agraire étant basé sur un grand nombre d’entretiens (une centaine tout acteur confondu) et le travail de synthèse associé, il implique une charge de travail conséquente. Il faut compter 6 mois pour un stagiaire avec un appui méthodologique et 3 à 4 mois pour une personne formée à la méthodologie et qui a des connaissances techniques suffisantes sur les productions agricoles et la politique agricole commune (si besoin il faut donc prévoir un temps de formation).
- Constatant la faiblesse des approches économiques des projets enquêtés ainsi que le potentiel de ces approches pour améliorer et déverrouiller les projets, le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a confié à l’IRSTEA (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture), l’élaboration d’un guide pratique. Ce guide, (Guide-approche-économique_vf5.pdf (inrae.fr)) destiné aux porteurs de projet, permet de :
- partager les concepts afin que les acteurs sur le terrain se comprennent ;
- comprendre les principes structurants des approches économiques et les écueils à éviter
- connaître les grandes étapes des analyses économiques et financières et disposer de
références méthodologiques ; - proportionner les analyses à l’ampleur du projet en construction ;
- décliner ces analyses dans la démarche de co-construction des projets de territoire.
A travers le monde, les surfaces cultivées en ACS progressent chaque année. En France, elle concerne environ 2% des exploitations agricoles (APAD, 2023).
- Le diagnostic peut être complété par certaines éléments :
- Une analyse plus détaillée de certaines filières clés du territoire ;
- Une analyse avec ou sans projet de territoire dans l’objectif de vérifier la cohérence du plan d’actions ou de certains aménagements structurants au regard des enjeux du territoire et leurs apports pour l’ensemble du territoire ;
- Une étude comptable des exploitations agricoles du territoire. Celle-ci peut être réalisée, par exemple, par le réseau CERFRANCE (réseau de conseil et d’expertise comptable accompagnant de nombreuses exploitations agricoles en France). En effet, un bilan comptable factuel, chiffré, fournit des éléments sur l’impact de l’irrigation sur l’économie des exploitations. Son point faible est qu’elle prend en compte uniquement les données des exploitations relevant du régime réel, les données des petites exploitations, au forfait, n’étant guère exploitables. L’intérêt est donc que la zone d’étude du diagnostic agraire couvre ces petites exploitations.
L’état initial et le diagnostic d’un PTGE nécessitent une étude plus vaste que ce simple diagnostic agraire, qui peut en fournir le chapitre sur l’agriculture.
Aspects économiques
Le coût d’un diagnostic agraire est relativement faible. Il correspond soit à l’indemnité versée à un stagiaire de fin d’étude pour 6 mois (+ l’encadrement), soit au salaire d’un chargé de mission sur 4 mois. À ces dépenses se rajoutent les frais de déplacement et de restauration.
Pour exemple, l’Institution Adour, dans le cadre de l’élaboration du PTGE Adour amont, a embauché deux stagiaires pour réaliser deux diagnostics au vu de l’étendue de leur territoire, pour un budget d’environ 10 000€ soit 5 000€ par stagiaire.
Ils l’ont fait, ils en parlent
« Pour moi, le gros avantage de la méthode de diagnostic agraire est la partie historique qui implique tous les acteurs du territoire car on parle certes de l’évolution des exploitations agricoles mais aussi des évolutions sociétales, des évolutions des paysages, qui elles ont été vécues par tout le monde.
Toutefois, sa réussite passe par une zone d’étude bien choisie, surtout si le périmètre du PTGE est important. Il faut faire attention à inclure des zones contrastées où les stratégies mis en œuvre par les agriculteurs sont différentes. La zone d’étude doit aussi être choisie en fonction de la volonté des acteurs du territoire de s’impliquer dans la réalisation de ce diagnostic. Tout l’intérêt est donc, au lancement de la démarche, de l’expliquer et de sensibiliser les acteurs de territoire afin qu’ils se l’approprient. »
« La réalisation de deux diagnostics agraires sur l’Adour amont a permis d’apporter une réponse aux questionnements des acteurs autour de l’irrigation : pour quoi, pour qui, est-elle toujours rentable ?
Par son intermédiaire, les acteurs du territoire ont pris conscience que les trajectoires actuelles des exploitations et leur évolution ne sont pas le résultat de la seule volonté d’un exploitant agricole, mais bien la résultante d’une politique agricole nationale, voire européenne. L’agriculteur a une certaine liberté mais évolue dans un système contraint par la Politique Agricole Commune, les prix du marché et la composante « risques ». Cette prise de conscience a permis de recréer du dialogue entre les acteurs en sortant du dogme « si vous ne le faite pas, c’est parce que vous ne le voulez pas ».
Les résultats sont globalement satisfaisants même s’ils auraient pu être davantage valorisés. Cependant, ils auront permis d’objectiver l’intérêt de l’irrigation, tout en permettant de sélectionner des leviers d’actions adaptés au contexte local du territoire pour répondre à l’enjeu de préservation quantitative de la ressource en eau et ainsi aider à l’élaboration de la feuille de route du PTGE. »
Contacts
Ariane DEGROOTE
Chargée de mission gestion de l’eau
CRAO
ariane.degroote@occitanie.chambagri.fr
Frank MICHEL
Chargé d’études Économie et Prospective
CRANA
Frank.michel@na.chambagri.fr
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