Fédérer les acteurs sur l’enjeu des eaux souterraines
2022 | FICHE, RETOUR D’EXPERIENCE, OUTIL
Résumé
En 2018, l’Institution Adour en collaboration avec le BRGM a entrepris une prospective participative originale sur le bassin de l’Adour pour répondre à un défaut d’engagement des acteurs du territoire dans la planification de la gestion des eaux souterraines, notamment celle des aquifères captifs à grande inertie. Ce travail porté par l’Institution Adour a permis d’une part de fédérer les acteurs en créant une vision partagée de la ressource et des enjeux et d’autre part de faire émerger une concertation autour du besoin de gestion durable des nappes profondes.
Contexte
Les nappes profondes du bassin de l’Adour font référence à un ensemble de formations géologiques perméables et interconnectées permettant le stockage et l’écoulement d’eau à grande profondeur. Ce vaste système s’étend sur plusieurs milliers de km² comprenant les départements des Landes, du Gers, des Pyrénées-Atlantiques et des Hautes-Pyrénées. Aujourd’hui ces nappes sont majoritairement exploitées pour la production d’eau potable, mais aussi par le thermalisme, l’agriculture et l’industrie.
De manière plus singulière, le réservoir aquifère est aussi utilisé pour stocker du gaz naturel qui y est injecté en été puis soutiré en hiver pour répondre aux pics de consommation, ce qui provoque de fortes fluctuations du niveau de nappe.
De plus, des questionnements sur la qualité se posent localement dans les zones d’émergence des nappes profondes.
Mais c’est surtout l’exploitation croissante des nappes profondes, sans connaissance suffisante sur la capacité de ces ressources à y faire face, qui a conduit l’Agence de l’eau et les services de l’État à envisager la mise en place d’une démarche de gestion concertée de ces nappes profondes du sud du bassin de l’Adour, susceptible d’aboutir à un SAGE.
Or l’enjeu de gestion des aquifères peine à exister comme sujet majeur malgré les moyens importants qui ont été mobilisés pour améliorer la connaissance scientifique des nappes et en modéliser le fonctionnement. Les acteurs clefs du territoire, tout comme les citoyens, se sont montrés peu mobilisés sur cet enjeu. Plusieurs facteurs interreliés expliquent cette situation.
L’« invisibilité » des nappes est l’une des explications principales. Les parties prenantes ne les observent pas directement contrairement aux eaux de surface et leur fonctionnement reste relativement complexe à aborder sans l’explication des experts. Il y a là un premier défi à relever pour les hydrogéologues qui doivent traduire les connaissances scientifiques en des termes accessibles de telle sorte que les participants puissent se sentir suffisamment compétents pour débattre malgré l’invisibilité et la complexité de la ressource.
Cette invisibilité a d’autres conséquences avec bien souvent une méconnaissance du fait de partager une ressource commune. Contrairement aux eaux de surface, il n’y a pas de sentiment d’appartenance à une communauté d’usage et cela même chez les acteurs investis dans la gestion de l’eau. La notion de « ressource commune », à des échelles géographiques très vastes, peut-être plus difficile à percevoir.
Contrainte supplémentaire et assez courante dans le domaine plus global de la gestion de l’eau, l’évolution de l’état des ressources souterraines relève de phénomènes longs et inertiels. Les actions susceptibles d’être mises en œuvre aujourd’hui n’auront des effets observables que dans plusieurs décennies. Ces enjeux nécessitent de se projeter dans le très long terme et donc se trouvent désavantagés par rapport à des problèmes publics actuels déjà sensibles.
Enfin, des controverses existent et il peut arriver que les prédictions qui sont uniquement fondées sur les modèles scientifiques puissent être contestées par des acteurs en raison de croyances ou d’intérêts antagonistes.
Problématique et objectifs
Afin d’engager un travail sur ces ressources profondes, l’Institution Adour, un établissement public territorial de bassin (EPTB), historiquement compétent sur la gestion des eaux superficielles, s’est porté volontaire en 2017 pour initier une concertation sur cette thématique orpheline et a sollicité le BRGM pour l’appuyer. C’est dans ce contexte qu’a été déployé un dispositif de prospective exploratoire regroupant i) la construction d’un état des lieux des usages et ii) la prospective pour tenter d’initier un dialogue sur la gestion des nappes profondes. Pour les gestionnaires de l’eau soucieux d’engager les acteurs et d’organiser des démarches participatives sur l’eau des aquifères, les difficultés sont donc nombreuses puisqu’à une démarche déjà complexe à mettre en place et dont les résultats sont incertains s’ajoute l’invisibilité de cette eau des aquifères. Cette situation appelle donc des méthodes originales.
Représentation schématique d’un bassin versant et de sa composante souterraine (source : Institution Adour)
Solution déployée
La prospective participative accompagnée d’un constat partagé sur la ressource et les usages est envisagée comme une solution permettant de lancer une dynamique de gestion sur les nappes profondes du bassin de l’Adour. Ce « détour par le futur » permet en effet d’exposer et de rendre plus tangibles des situations futures contrastées et pour certaines très critiques en raison des différentes actions qui pourraient être menées dès aujourd’hui. Cette méthode permet tout à la fois de former aux enjeux concernant la ressource, sensibiliser aux problématiques et d’engager le public vers des solutions.
Cette prospective est dite exploratoire. Elle débute par un bilan de la situation actuelle des aquifères en tenant compte des ressources en eau, des écosystèmes, des infrastructures, des usagers économiques, des politiques, etc. Une fois ce bilan posé, plusieurs scénarios sont construits pour établir des futurs possibles pour le territoire, en termes d’exploitation et d’état de la ressource. Ces scénarios ne sont pas uniquement élaborés par les experts puisque les connaissances des acteurs du territoire sont intégrées. Ces derniers ne participent pas directement, mais sont interviewés pour présenter leur vision des évolutions passées et futures.
Une fois établis, les scénarios décrivent à la fois l’évolution des usages, des modalités opérationnelles d’exploitation de l’eau et de l’état des ressources. Une image finale décrit le système à un horizon temporel donné.
Les scénarios sont ensuite mis en débat au sein d’ateliers d’une demi-journée rassemblant une trentaine d’acteurs représentant les principaux usagers et collectivités territoriales concernées. Autre particularité de cette démarche, les scénarios qui prennent initialement une forme technique sont retravaillés pour les ateliers. Les acteurs étant initialement peu avertis, il est plus facile de les impliquer en présentant directement des situations plus concrètes. Ainsi, les scénarios de « laisser faire » sont rédigés sous forme de coupures de presse fictives à l’horizon 2030-2040 dans lesquelles se croisent des personnages inspirés de la réalité.
Illustration du scénario « laisser faire » (Source : Neverre et al., 2020)
Illustration du scénario « laisser faire » (Source : Neverre et al., 2020)
Le scénario mettant en valeur une gestion plus structurée est incarné par une proposition fictive de mesures de gestion, supposément rédigée par la Commission des Nappes Profondes du Comité de bassin Adour-Garonne en 2030. Ce storytelling original facilite à la fois l’appréhension des enjeux et l’appropriation des connaissances par les parties prenantes. Les acteurs peuvent ainsi découvrir, en peu de temps, la complexité du système, les phénomènes déterminant son évolution, la diversité des transformations et leurs conséquences possibles. Sur cette base, ils peuvent engager les premières discussions sur les leviers d’action envisageables.
Les participants échangent ensuite sur la plausibilité des scénarios et proposent des actions d’adaptation.
Dans une phase ultérieure, les liens de causalités, les processus, les seuils et les ruptures sont particulièrement renseignés et quantifiés grâce à l’utilisation du modèle GAIA permettant de simuler des scénarios d’exploitation.
Un questionnaire final permet d’évaluer le ressenti des acteurs locaux sur le niveau de réalisme des scénarios, la pertinence des dispositifs de gestion ainsi que la démarche globale. Les résultats obtenus permettent notamment de mieux appréhender les besoins des acteurs et d’orienter le dispositif pour améliorer leurs connaissances et in fine avancer vers des choix de gestion pertinents.
Illustration du scénario de gestion, la suite est consultable ici (Source : Neverre et al., 2020)
Impacts et résultats
Les échanges avec les participants et les résultats des questionnaires font apparaître un nouvel intérêt pour les nappes profondes. Les participants se sentent plus concernés et plus compétents sur la problématique des eaux souterraines. Globalement les participants sont 91% à considérer qu’ils ont avancé leur réflexion grâce à la démarche. 68% estiment également que le processus a permis de construire une représentation commune des nappes, de leurs usages et de leurs enjeux de gestion.
Les participants ont également proposé plusieurs actions :
-Mener un diagnostic approfondi et élaborer une feuille de route.
-Mettre en place des actions de sauvegarde de la ressource même avec des incertitudes et des connaissances incomplètes sur la ressource.
-Prévoir un plan d’action articulant des actions « sans regret » à mener immédiatement (mesures permettant d’éviter de gaspiller l’eau, mesures de protection contre la pollution dans les zones d’affleurement, etc.) et une approche stratégique plus globale à long terme.
-Envisager une intervention de l’État sur le plan financier et pour assurer la cohérence des actions et projets entrepris.
-Réfléchir à l’opportunité d’un investissement des usagers notamment par une éventuelle tarification incitative.
Enfin, cette étude a permis de fédérer un ensemble d’acteurs peu habitués à travailler ensemble, répartis sur un vaste territoire formé par quatre départements et deux régions. En portant l’étude, l’Institution Adour a ainsi pu être clairement identifiée comme porteur de la concertation concernant la gouvernance des nappes profondes du bassin de l’Adour. Cette étude a constitué une première étape essentielle vers une démarche de concertation plus pérenne dans l’objectif d’aboutir à un SAGE.
Budget
Le budget à prévoir est variable selon le contenu de l’étude, le périmètre concerné et la ressource cible de l’étude. Pour cette étude pilote, le coût s’élève à 85 000€ auquel s’ajoute le temps d’animation et les coûts annexes (atelier, réunion, etc.) d’environ 30 000 €.
La reproduction de l’étude pourrait être moindre pour un projet visant uniquement à préparer des scénarios et animer des réunions. Par ailleurs, le budget est fortement dépendant de l’implication du porteur.
Conditions pour la reproduction
Cette méthode a déjà été déployée dans différents contextes en France comme à l’étranger. Une expérience menée sur cinq bassins versants français avec des agriculteurs initialement rétifs à s’impliquer dans une concertation relative aux modalités de gestion des ressources s’est révélée concluante et riche en recommandations (Figureau et al., 2015).
De cette expérience, il est possible de répertorier les recommandations et alertes suivantes :
-La constitution d’un constat partagé;
-L’utilisation d’un nombre limité de scénarios prédéfinis facilite l’exploration par les parties prenantes de futurs possibles ;
-La création de groupes distincts (représentants institutionnels, groupe socio-professionnels, …) semble être une condition nécessaire pour permettre la libre expression et le débat d’opinions divergentes ;
-Le recrutement des participants doit être guidé par la motivation et la volonté des participants d’investir du temps et de l’énergie dans le processus de participation plutôt que par des considérations de représentativité ;
-Le format délibératif visant à comparer des visions opposées permet des discussions fructueuses, mais ne permet pas de créer un consensus.
Plus globalement la reproduction de cette méthode peut être facilitée en engageant au maximum les participants. Plusieurs instruments et méthodes peuvent être mobilisés dans ce but.
Il convient par exemple de mener des entretiens préparatoires avec les futurs participants pour les impliquer et obtenir une meilleure participation lors des réunions. Ces entretiens permettent également de détecter d’éventuels points de tension.
Signer une charte avec l’ensemble des partenaires est également un moyen à la fois de déclencher, de formaliser et de verrouiller l’investissement. C’est un premier pas qui rend les étapes suivantes plus faciles à franchir. La charte constitue alors un jalon intermédiaire. C’est également une première formalisation de la volonté politique. Cela permet de compter les forces en présence.
Il est important d’avoir un bon portage institutionnel et politique et particulièrement de pouvoir s’appuyer sur des acteurs légitimes qui portent la démarche. L’accompagnement par des élus ou des acteurs clefs investis dans la démarche crédibilise le projet. Qui plus est en jouant le jeu de la prospective dans les ateliers, ces acteurs favorisent fortement l’expression des idées et les échanges. Ils montrent l’exemple et légitiment l’exercice. Cet investissement permet d’éviter l’effet « comité de pilotage » où l’expression des participants est plus réduite.
Par ailleurs, l’existence de questionnements, remises en question ou réticences locales, est inhérente à ce type de démarche largement concertée sur des territoires vastes alors même que le constat partagé est un préalable important. Dans les faits, les acteurs réunis peuvent avoir des intérêts ou visions divergents et l’expertise scientifique peut être contestée. Il faut donc interroger les acteurs sur d’éventuelles tensions sur le territoire avant de débuter les réunions puis si nécessaire les accompagner tout au long de la démarche. À ce titre, l’établissement des relations de travail bilatérales entre le porteur de l’animation et les acteurs du territoire est essentiel pour libérer la parole et créer un cadre de travail constructif et en confiance qui permet, si besoin est, d’essayer de désamorcer les situations en amont des instances de décision (comité de pilotage). Si nécessaire, il est également préférable d’organiser la confrontation des experts plutôt que de courir le risque de la voir survenir inopinément. Il vaut mieux créer le débat que le subir.
Enfin, il est nécessaire de faire accepter aux participants que l’information scientifique est incomplète, mais qu’il faut avancer tout de même. Autrement dit, l’une des difficultés de cette situation est qu’il est vain de vouloir mesurer précisément l’effort à produire, mais qu’il faut tout de même proposer des actions.
Retour d’expérience de l’Institution Adour
En tant qu’organisateur et animateur de la démarche, l’Institution Adour considère que les bénéfices de l’approche sont pluriels. L’état des lieux des usages a permis de construire une représentation commune de la ressource, de favoriser une compréhension mutuelle des besoins des autres usagers et les liens avec les territoires voisins, et de confronter la vision des acteurs avec celle des experts scientifiques. La prospective participative a permis de sensibiliser les acteurs, leur faisant prendre conscience de la situation actuelle et des risques associés à la non-action, tout en mettant en exergue les interdépendances territoriales existantes. La démarche a fait émerger un consensus sur la nécessité d’une gestion durable et concertée des nappes profondes. L’étude a ainsi posé les bases d’une démarche de gestion plus durable. L’élaboration d’une charte d’engagement dans la gouvernance pour une gestion intégrée, concertée et durable des nappes profondes du bassin de l’Adour signée par 33 acteurs parmi les 38 sollicités témoigne de la dynamique du territoire.
Il a été possible d’avancer avec les acteurs malgré un état des connaissances encore partiel et initialement une connaissance faible des enjeux. Pour un territoire aussi étendu que celui des nappes profondes du bassin de l’Adour et en présence d’acteurs peu habitués à travailler ensemble, cette étude et la charte qui en découle ont permis d’initier et de consolider la concertation. La prospective participative est donc un catalyseur, mais ne constitue toutefois que le premier pas permettant de poursuivre le travail d’élaboration d’un cadre de gestion.
Contacts
Jean-Daniel RINAUDO, Bureau de recherches géologiques et minières, jd.rinaudo@brgm.fr
Noémie NEVERRE, Bureau de recherches géologiques et minières, n.neverre@brgm.fr
Josselin ROUILLARD, Ecologic Institute, josselin.rouillard@ecologic.eu
Mélanie EROSTATE, Chargée de mission Nappes profondes, Institution Adour, nappes-souterraines@institution-adour.fr
Liens
Présentation détaillée de l’action
Neverre, N., et al., Étude socio-économique de l’importance stratégique des nappes profondes du bassin de l’Adour, Rapport BRGM RP-69834-FR, BRGM (Orléans) et Institution Adour (Mont de Marsan).
Page dédiée sur le site de l’Institution Adour
Présentation générale
Rinaudo, J-D. et al., Détour par le futur : la prospective comme moyen d’engager les acteurs dans la planification des eaux souterraines, Revue Science Eaux & Territoires, Des démarches participatives pour penser ensemble la gestion de l’eau et des territoires, numéro 35, 2021, p. 76-83, 17/06/2021.
Publications de recherche
Figureau A.-G., et al., Policy instruments for decentralized management of agricultural groundwater abstraction: a participatory approach, Ecological Economics, vol. 119, p. 147-157, 8.
Lapuyade, F., et al., Setting Sustainable Abstraction Limits in Confined Aquifers: Example from Deep Confined Aquifers in the Bordeaux Region, France, in : RINAUDO et al. (eds), Sustainable Groundwater Management: a comparative analysis of French and Australian policies and implications to other countries, p. 229-251, Springer, Cham.
Rinaudo J.-D., et al., Envisioning innovative groundwater regulation policies through scenario workshops in France and Portugal, Irrigation and Drainage, vol. 61, Issue S1, Supplement: Groundwater Governance: Learning from Local Experiences, p. 65-74, 8 https://doi.org/10.1002/ird.1661
Rinaudo, J.-D. et al., Combining scenario workshops with modeling to assess future irrigation water demands, Agricultural Water Management, vol. 130, p. 103-112, 8.
Rinaudo, J.-D., et al., Groundwater Management Planning at the River Basin District Level: Comparative Analysis of the Adour-Garonne and Loire-Bretagne River Basins, in : RINAUDO et al. (eds), Sustainable Groundwater Management: a comparative analysis of French and Australian policies and implications to other countries, p. 67-91, Springer, Cham.
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