Un nudge de comparaison sociale pour réduire les prélèvements d’eau agricoles

AGRICULTUREIRRIGATION, SCIENCES COMPORTEMENTALES

Les nudges de comparaison sociale sont de nouveaux instruments pouvant être mobilisés pour promouvoir un comportement d’économie d’eau chez les agriculteurs.

Une recherche-action a été menée auprès de 200 agriculteurs équipés de compteurs intelligents d’irrigation dans le sud-ouest de la France (bassin de l’Arros) à l’aide d’un essai randomisé contrôlé. Les agriculteurs traités ont reçu des informations hebdomadaires sur la consommation d’eau individuelle et collective pendant quatre mois. Le nudge a été efficace pour réduire la consommation de ceux qui irriguent le plus, bien qu’il semble avoir réduit la proportion de ceux qui ne consomment pas d’eau du tout.

Contexte

La maitrise des volumes d’eau consommés pour l’irrigation est amenée à devenir un enjeu crucial au regard des évolutions climatiques et des tensions sur l’eau dans le Sud-Ouest de la France. La gestion intégrée, l’éco-conditionnalité, les paiements pour service environnemental ou encore le soutien aux investissements dans les technologies économes en eau sont autant d’instruments déjà mobilisés par les pouvoirs publics pour réduire les consommations agricoles. Dans le cadre du projet C4EAU, des économistes de la Toulouse School of Economics et de l’INRAE en collaboration avec la CACG ont mis en place et étudié l’efficacité d’un nouveau type d’instrument qui pourrait venir compléter ces outils existants : les nudges.  La recherche-action a été menée en 2017 auprès d’agriculteurs dont les exploitations sont situées dans le Bassin de l’Arros.​

Problématique et objectifs

L’évolution récente de la pluviométrie dans la région et l’impact annoncé du changement climatique augmentent la pression sur les ressources et les risques de rupture de la disponibilité en eau pour les activités agricoles et l’environnement. Dans ce contexte, l’identification de moyens pour réduire la consommation d’eau des agriculteurs s’avère un enjeu majeur.

L’expérimentation du nudge a été réalisée sur trois bassins versants dont principalement celui de l’Arros, où l’agriculture est fortement dépendante de l’irrigation. Les principales cultures irriguées sont le maïs et le soja, suivis dans une moindre mesure par le tournesol, d’autres céréales et le tabac.

L’irrigation sur le bassin de l’Arros est gérée par la Compagnie d’Amé­nagement des Coteaux de Gascogne (CACG) qui a pour mission de répartir l’eau entre les activités de consommation domestique, l’irrigation et la conservation du milieu. Elle est liée à chaque agri­culteur par un contrat basé sur des droits d’utilisation d’eau attribués sur chaque bassin versant au travers des Organismes Uniques de Gestion Collective (OUGC) et qui précise un débit et un quota d’eau annuel. Les autorisations sont généralement attribuées sur des bases historiques et ne sont pas échangeables.

Dans le cadre de leurs contrats, les agriculteurs payent un montant fixe pour un volume de base et sont ensuite tarifés au volume consommé. Si l’eau est peu chère en dessous du quota, les prix peuvent rapide­ment augmenter au-delà, de 5 à 10 fois le tarif normal. Sur l’Arros, par exemple, le quota est de 1900m3/ha/an, pour lesquels les agricul­teurs ont payé un tarif forfaitaire de 24 euros/ha. Au-delà du quota, la consommation est tarifée à 0,14 euro/m3. En conséquence, un dépas­sement de quota de 10% double la facture d’un agriculteur.

Pour mener à bien cette politique de quotas, les agriculteurs qui irriguent sont tenus de mesurer leur consomma­tion d’eau à l’aide d’un compteur. Depuis 2004, la CACG remplace progressivement les compteurs d’eau traditionnels nécessitant un relevé, généralement annuel, par un système de compteurs à ultrasons appelés Calypso qui transmettent leurs données quotidiennement et dont les relevés sont accessibles à travers une interface web.

En complément de ces compteurs, la CACG dispose aussi d’une plateforme automatisée d’envoi de SMS, qui permet de communiquer avec les agriculteurs.

Compteur connecté Calypso+ (source : plein champ)

Solutions et résultats

Au cours de l’été 2017, les chercheurs en collaboration avec la CACG ont mis en place une expérimentation visant à tester l’efficacité d’un nudge sur la consommation d’eau des agriculteurs du bassin de l’Arros.

Les nudges sont apparus dans les dernières années comme des compléments intéressants et peu coûteux aux outils monétaires comme la réglementation, la taxation ou la subvention avec comme originalité de s’appuyer sur des leviers psychologiques pour changer le comportement des individus. C’est donc un instrument simple et peu coûteux qui modifie le comportement des individus d’une manière prévisible, sans créer d’interdictions. Les nudges reposent sur des influences des contextes de décision pour déclencher des comportements vertueux.  Dans ce cas, il s’agit d’un « nudge de comparaison sociale » qui consiste à fournir aux agriculteurs une information sur leur propre consommation d’eau comparée à la consommation moyenne de leurs voisins. L’efficacité du nudge repose alors sur la conformation des agriculteurs aux normes sociales du groupe. Les mécanismes sont pluriels pour expliquer ce respect de cette norme. Il peut être guidé par le désir de recevoir une récompense sociale ou la peur de recevoir une sanction sociale, comme une mauvaise réputation, par exemple. La norme peut aussi être perçue comme révélant le comportement économiquement efficace ­et s’apparenter à ce qui serait la « bonne pratique ».  L’objectif est donc que les agricul­teurs dont la consommation est plus élevée que la moyenne réduisent leur consommation pour se conformer à la norme sociale que renvoie le niveau de consommation moyenne.

Plus concrètement, les chercheurs ont transmis aux agriculteurs disposant d’un compteur intelligent un SMS hebdomadaire (donc 11 messages en tout) qui visait à les informer de leur propre consommation d’eau (en pourcentage d’atteinte de leur quota) et à la positionner par rapport à celle de leurs voisins. En pratique, le message envoyé chaque semaine aux agriculteurs qui participaient à l’expérimentation les situait par rapport à leurs voisins :

La consommation d’eau était estimée sur la base des relevés des compteurs intelligents de la semaine précédant l’envoi et comparée à la consommation moyenne des agriculteurs voisins situés sur le même bassin versant afin de garantir des conditions de production et des systèmes agricoles similaires. Les relevés étant regroupés dans une base de données centralisée reliée à la plateforme d’envoi de SMS automatiques. Cette organisation nécessite quelques coûts pour organiser cette étape, mais permet des envois massifs de SMS personnalisés.

Pour évaluer précisément l’effet du nudge sur la consommation d’eau des agriculteurs qui l’ont reçu, les chercheurs ont eu recours à une méthode robuste et reconnue : l’essai randomisé contrôlé.

Pour cela 99 agriculteurs ont été tirés au hasard parmi les 200 qui possédaient un compteur intelligent et qui étaient localisés dans la zone Arros, Baises et Boues. Ces 99 agriculteurs sélectionnés au hasard ont reçu les messages hebdomadaires contenant le nudge. Ce groupe est appelé groupe de traitement. On dit par contraste que les 101 agriculteurs qui n’ont pas reçu le nudge appartiennent au groupe de contrôle.

La comparaison entre le groupe de traitement et le groupe de contrôle permet alors de mesurer rigoureusement l’effet du nudge sur la consommation d’eau, en neutralisant l’effet de tous les facteurs qui pourraient se confondre avec l’effet du nudge. La sélection au hasard des membres des deux groupes permet de garantir que leur compo­sition est identique, et qu’ils auraient eu, en moyenne, la même consommation d’eau s’ils n’avaient reçu aucun nudge.

Cette méthode est d’autant plus solide que l’échantillon est très grand… ce qui n’est pas tout à fait le cas pour cette étude. Pour réduire en partie ce problème, les chercheurs ont eu recours à l’essai randomisé stratifié, c’est-à-dire qu’ils ont tiré au sort des agriculteurs membres des deux groupes au sein de plusieurs strates contenant des agriculteurs simi­laires. Ces agriculteurs appartiennent au même type d’institution d’irrigation (individuelle ou collective), localisés sur le même bassin versant, dans le même département, ayant un quota et un niveau de consommation similaires au début de l’expérimentation.

Malgré la stratification, les groupes de traitement et de contrôle peuvent encore différer, notamment pour toutes les variables non stratifiées (comme le type de culture, le niveau d’expérience, d’éducation, le matériel utilisé, etc.). Pour prendre en compte ce problème, les auteurs ont es­timé le bruit statistique que génèrent ces facteurs inob­servés pour construire un intervalle de confiance et apprécier les valeurs plausibles que prend l’effet réel autour de l’effet estimé.

Enfin, pour différencier l’effet du nudge d’un effet placebo qui serait dû au fait que les agriculteurs changent leur comportement parce qu’ils se savent observés, les agriculteurs du groupe de contrôle recevaient aussi un message, mais qui ne comportait pas de comparaison :

« Bonjour Mr X. Économiser l’eau est important pour votre bassin versant. Merci de continuer à optimiser votre irrigation. »

La comparaison de la consommation d’eau dans le groupe de traite­ment et dans le groupe de contrôle mesure donc l’effet du nudge par rapport à l’effet de l’envoi de ce message neutre, malgré le bruit statis­tique.

Enfin, un dernier aléa est venu affecter l’expérimentation en raison de compteurs défectueux. Tous les agriculteurs dont les compteurs étaient défectueux ont été regroupés dans une strate spécifique. Les résultats prin­cipaux concernent donc 152 agriculteurs dont les compteurs étaient fonctionnels au début de l’expérimentation.

Les résultats ont pu être exploités sur le bassin versant de l’Arros où l’ensemble des irrigants sont équipés de compteurs communiquants. Les données des deux groupes (témoins et traités) ont été recueillies sur les 11 semaines correspondant à la période d’irrigation maximale. En fin de période, les agriculteurs du groupe traité ont une consommation légèrement plus faible. Puisqu’au 12 septembre, les agriculteurs du groupe de contrôle avaient consommé 27,4 % de leur quota contre 25,6 % pour les agriculteurs du groupe traité.

Toutefois, il apparaît que la réduction observée pourrait tout à fait être due à l’effet du bruit statistique et non à au nudge (-1,8 ± 7,1 points de pourcentage de marge d’erreur).
L’effet sur l’ensemble du groupe est donc plutôt modeste, mais en examinant dans le détail les résultats, il est possible d’identifier des impacts sur les agriculteurs peu ou fortement irrigants.
En effet, le nudge a eu pour conséquence involontaire de réduire le nombre de non irrigants dans le groupe traité. Cette érosion de la proportion d’agriculteurs non irrigants dans le groupe traité a eu lieu tout au long de l’été. Alors que cette proportion est passée de 36 % à 30 % dans le groupe de contrôle entre début juillet et début septembre, elle est passée de 36 % à 22 % dans le groupe de traitement.

Par ailleurs, la proportion d’agricul­teurs ayant des consommations extrêmes, situées au-delà de 80 % du quota, a été réduite dans le groupe de traitement de 7,5 (± 6,6) points de pourcentage.
L’effet du nudge augmente durant les 11 semaines grâce à la répétition. Cet effet n’est pas complètement durable même si les consommations ne retrouvent pas leur niveau antérieur dès l’arrêt du nudge.

La démarche d’incitation à l’utilisation de l’outil Irré-LIS® pour le pilotage de l’irrigation grâce à la souscription à un abonnement collectif et à la prise en charge d’environ 2/3 du montant de la cotisation pour chaque exploitant par le SPSMT81 a porté ses fruits puisque, en 2021, le syndicat compte 16 adhérents qui pilotent leur irrigation grâce à cet outil. M. Vincens en fait partie et, même s’il ne connait pas le volume exact d’eau économisé grâce au pilotage, il a pu noter le gain d’un tour d’eau, l’amélioration nette de l’efficience de l’irrigation par un meilleur fractionnement des arrosages, ainsi qu’un arrêt plus précoce possible de celle-ci en fin de saison.

Consommation d’eau cumulée dans les deux groupes (en pourcentage du quota).

Histogramme de la consommation cumulée d’eau dans les deux groupes (en pourcentage du quota).

Pour résumer, les nudges, associés à des compteurs intelligents ont des effets réels sur le comportement des agriculteurs.  Le nudge produit une concentration des consomma­tions d’eau vers la moyenne.
Pour les plus gros consommateurs, le nudge a provoqué une réduction des consommations extrêmes, mais il a aussi incité des agri­culteurs à irriguer alors qu’ils ne l’auraient pas fait en son absence.
Au final, ces deux effets se compensent.

Limites et conditions de réussite

Comme toute expérimentation, les conclusions ne sont pas encore parfaitement stabilisées, mais les chercheurs ont tout de même pu établir une liste de préconisations.

Notons tout d’abord que la méthode utilisée impose que les agriculteurs soient équipés de compteurs communicants puisqu’il est nécessaire d’avoir une mesure instantanée des consommations. Selon les auteurs et à défaut de compteurs communicants, il reste toutefois possible d’essayer de mettre en œuvre un protocole plus expérimental de ce nudge à partir des données de l’année précédente (en tenant compte des variations de la pluviométrie). Le nudge de comparaison sociale serait alors transmis en début d’année aux agriculteurs pour qu’ils se situent et adaptent leurs pratiques.

Ce type d’envoi serait également plus susceptible de proposer la mise en place de bonnes pratiques.

  • Le nudge pourrait être réadapté au bassin versant en réalisant un « focus group » avec les agriculteurs pour tester et améliorer le message. Les auteurs proposent plusieurs modifications pour les collectivités intéressées pour reproduire le nudge. La première amélioration viserait à se débarrasser des effets boomerang.

Nombre d’agriculteurs ne consommant pas d’’eau dans les deux groupes.

  • Pour cela, les auteurs suggèrent de ne pas envoyer de messages aux agriculteurs ne consommant pas d’eau, voire consommant moins que la moyenne. Autre solution, le message envoyé à ces catégories d’agriculteurs pourrait comporter message de félicitation pour réduire cet effet.
  • Le message transmis pourrait aussi être amélioré. Une option serait d’individualiser le message envoyé aux agriculteurs en sélectionnant le groupe de comparaison sur la base de caractéris­tiques agronomiques (type de culture, taille de l’exploitation, type de matériel d’irrigation) ou même de construire une préconisation tech­nique sur la base de prévisions météo et d’un objectif de rendement des cultures.
    • En combinant le nudge avec le choix de tarification. Des travaux théoriques récents suggèrent que les nudges peuvent interagir avec les incitations monétaires. Par exemple, il serait possible de réduire les effets boomerang en tarifant à l’unité dès les premières unités consommées.
    • En améliorant la précision de l’effet du nudge. Pour réduire le bruit statistique, il est nécessaire d’augmenter la taille de l’échantillon sur lequel on teste le nudge. Une proposition de recherche-action serait de lancer une expérimen­tation au niveau européen, dans tous les pays où la tension autour de l’utilisation de l’eau est forte et où des agriculteurs sont équipés de compteurs intelligents. Des projets sont par exemple déjà en cours dans le Sud de l’Espagne.
  • L’envoi de message pourrait aussi être envoyé bien avant la période de prélèvement pour laisser une marge de manœuvre plus importante aux agriculteurs en début de saison.

Dans l’objectif de reproduire ce nudge, les chercheurs rappellent que l’apport de la CACG, sa connaissance du terrain et des pratiques ainsi que les bonnes relations qu’elle entretient avec les agriculteurs furent essentielles au bon déroulement de l’expérimentation. Le portage par un acteur institutionnel légitime et pertinent est donc un point crucial.

Budget

Cette recherche-action s’est déroulée sur deux années. Une première année était dédiée à la mise en place du nudge et la seconde à l’analyse des résultats. Du fait, de son caractère expérimental, cette étude a nécessité un budget de trente mille euros hors matériel et infrastructures, mais ce budget pourrait être réduit à une fourchette allant quinze mille à quelques milliers d’euros pour une reproduction sur un autre territoire. En effet, la maitrise des techniques et les progrès déjà réalisés sur l’automatisation des envois de SMS garantissent déjà une reproduction à moindre coût.

Contacts

Sylvain Chabé-Ferret, Toulouse School of Economics, INRAE, Université de Toulouse, Toulouse, France. sylvain.chabe-ferret@inrae.fr

Daniel Lepercq, Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne, Tarbes, France. d.lepercq@cacg.fr

Dernière modification le 22/10/2024

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